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Le côté obscur de la dématérialisation

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La crise des « gilets jaunes » en 2018 puis la crise sanitaire et les confinements de 2020

ont mis en lumière la question de l’accès aux services publics, notamment à des guichets physiques et à un canal téléphonique efficace. Dans un contexte de dématérialisation massive des procédures administratives, il est crucial d’apporter des solutions et des alternatives pérennes aux 13 millions de personnes aujourd’hui éloignées du numérique.

Face aux 13 millions d’habitants en ­difficulté avec le numérique, la Défenseure des droits, ­Claire ­Hédon, s’alarme, dans son dernier rapport, paru en février 2022, de la situation des « laissés pour compte de la dématérialisation ». En première ligne des publics risquant d’être pénalisés par la dématérialisation des démarches administratives, on retrouve les personnes âgées, celles en situation de handicap (seuls 4 % des sites ­publics sont accessibles, selon un rapport du ­Conseil national du numérique de février 2020), les jeunes, les majeurs protégés, les personnes détenues, étrangères ou en situation de précarité sociale.

« Le fantasme derrière la dématérialisation est que la technologie peut tout résoudre. Mais il aurait fallu faire les choses dans l’ordre : simplifier l’administration, faciliter les démarches en version papier, accompagnées par des agents, avant de faire une dématérialisation rapide et forcée », relève ­Pascal ­Plantard, professeur d’anthropologie des usages des technologies numériques à l’université Rennes 2 et codirecteur du groupement d’­intérêt scientifique ­Marsouin.

Un report de charges sur les collectivités

Celui-ci a récemment travaillé en immersion dans le pays de ­Brocéliande avec différents acteurs de terrain afin d’« explorer les dimensions territoriales de l’accès aux droits dans un ­contexte de dématérialisation » dans trois communautés de communes (CC de Saint Méen ­Montauban, 17 communes, 26 500 hab. ; ­Montfort communauté, 8 communes, 25 800 hab. ; CC de ­Brocéliande, 8 communes, 18 600 hab., Ille-et-­Vilaine).

De façon systémique, la dématérialisation très rapide s’est traduite dans les territoires par un report de charges sur les épaules des collectivités, des travailleurs sociaux et des acteurs locaux. Avec des ­conséquences très concrètes sur leur travail.

Une situation aggravée par l’­irruption de la crise sanitaire et la fermeture de points d’accueil des services de l’Etat pendant les confinements, qui s’est par exemple directement ­répercutée sur les acronym title="centres communaux d’­action sociale">C"AS. « Cela a dégradé l’accès aux droits. Nous, dans notre CCAS, nous nous sommes retrouvés à régler des problématiques encore plus prégnantes », raconte ­Hélène ­Geoffroy, maire (PS) de Vaulx-en-­Velin (52 800 hab., métropole de Lyon).

« Les associations à vocation sociale qui accueillent du public ou sont en contact avec les usagers, les collectivités territoriales et les services sociaux en général sont confrontés à une ­augmentation de leur activité d’­accompagnement liée au numérique, tout simplement pour ne pas laisser les personnes qu’elles aident à d’autres titres sur le bord de la route. Ces activités supplémentaires ne sont pas financées en tant que telles par les administrations qui, en dématérialisant leurs procédures, les rendent ­incontournables », relevait le rapport de la Défenseure des droits.

Le maintien de liens sociaux

« Tout un chacun est aujourd’hui confronté à une ­difficulté dans sa relation à l’e-administration. Lorsque la dématérialisation se substitue aux guichets, l’organisation perd la culture du “front office” humain. Le risque est que l’administration se “­bunkerise” et s’isole de la relation usager », estime ­Johan ­Theuret, directeur général adjoint (DGA) « ressources » de la ville et de la métropole de ­Rennes (43 communes, 451 800 hab.) et cofondateur du collectif Le Sens du service ­public.

Dans un manifeste, le think tank estime même que la dématérialisation est ­susceptible de créer du non-recours aux droits du fait de la ­complexité des démarches et de l’­insatisfaction des usagers envers les administrations, et d’engendrer des inégalités d’accès aux services ­publics. « Il convient d’affirmer que des fonctionnements de proximité devront toujours être assurés par une présence humaine en appui de la ­e-administration pour maintenir les liens sociaux avec les usagers », peut-on y lire.

Aujourd’hui, le gouvernement traduit l’objectif initial de « 100 % démat’ pour 2022 » par celle des « 250 démarches administratives les plus utilisées par les ­Français » et a créé un observatoire afin de suivre cet avancement. Parmi les plus emblématiques, on retrouve la déclaration d’impôts, l’obtention d’une attestation de droits auprès d’Améli, ou encore la déclaration trimestrielle de la prime d’activité.

L’État a aussi développé, en partie en réponse à la crise des « gilets jaunes », le maillage territorial en France ­Services, dans l’immense majorité d’anciennes maisons de services au public (MSAP), qui respectent un cahier des charges plus exigeant, conservent leur ­subvention annuelle de 30 000 euros et sont très souvent portées par des collectivités (communes ou intercos). Il a aussi dédié 250 millions d’euros du plan de relance à l’inclusion numérique, renforçant la Stratégie nationale pour un numérique inclusif lancée en 2018, qui avait notamment donné naissance aux « hubs territoriaux », regroupant les acteurs du secteur à l’échelle interdépartementale. Il déploie et finance pour deux ans 4 000 ­conseillers numériques dans les territoires et encourage les collectivités à distribuer des Pass numériques afin de former les personnes exclues de sa pratique.

Un accompagnement proche

Des actions qui peuvent néanmoins sembler insuffisantes : « Le développement d’un accès numérique aux démarches administratives ­constitue un progrès s’il s’­accompagne de garanties essentielles pour l’ensemble des usagers, notamment le maintien systématique d’un accès alternatif et la possibilité d’un ­accompagnement suffisamment proche, ­compétent et disponible. Le développement de l’inclusion numérique, l’attention à la qualité des démarches en ligne et la réouverture de lieux d’accueil du public ­constituent ­incontestablement des éléments encourageants. Ils ne sauraient cependant tenir lieu de garantie d’accès de toutes et tous à l’ensemble des services publics », a mis en garde le rapport de la Défenseure des droits.

Cette dématérialisation pose aussi question quand on constate l’apparition d’acteurs privés qui jouent le rôle d’intermédiaires en proposant aux usagers des services payants pour accéder aux aides sociales auxquelles ils sont éligibles. Au contraire, ­Brest (139 200 hab.), citée pour sa bonne pratique d’« aller vers » en direction des ­publics « les plus éloignés des services ­publics, du numérique et donc de l’accès aux droits » par ­Claire ­Hédon, a maillé la ville d’une centaine de points d’­accès public à internet : bibliothèques, mairies de quartiers, associations, etc. La collectivité va encore plus loin avec le projet ­« fab@Brest » pour coordonner les actions menées par l’ensemble des acteurs du territoire et donner aux habitants le pouvoir d’agir par eux-mêmes en ligne.

Pour ne pas ajouter d’inégalité aux inégalités, faut-il aussi poser des garde-fous de façon locale sur le numérique ? Dans le cadre de la présentation de sa « stratégie numérique responsable » courant mars, la métropole de ­Rennes a tranché et a dessiné cinq grands axes dont la dimension sociale, l’­approche éthique et l’efficience des services ­publics. Pour elle, « le numérique ne doit pas être un moyen de réduire le service ­public, il s’agit prioritairement de viser l’amélioration du service rendu aux usagers : viser des services 100 % accessibles plutôt que des services 100 % ­numérisés ».

 

Source : La Gazette des Communes (Isabelle Raynaud, Laura Fernandez Rodriguez)

 

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